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Un pas de coté 



 

Qu’est ce qui vous a conduit à devenir artiste?


Lorsque j’étais enfant, vers l’âge de 7 ou 8 ans, je passais mes jeudis après-midi chez mon meilleur copain. Son père était peintre en bâtiment et sa mère couturière. J’ai toujours gardé en mémoire cette image où aux murs étaient stockés des pots de peinture de toutes les couleurs et où, sur une très grande table, il y avait tous les tissus avec lesquels elle travaillait. Il s’agit évidemment d’un souvenir furtif mais très présent, d’autant plus que l’art ne faisait pas partie de mon éducation. Plus tard, j’ai fait des études de technicien en chaudronnerie et j’ai senti que je n’avais pas envie d’en faire mon avenir. A cette époque, je vivais à Quimper et j’allais au cours du soir de l’école des Beaux-Arts où j’ai rencontré le critique Jean-Louis Pradel qui donnait là des cours d’histoire de l’art. J’ai vite compris que c’était plus passionnant que la chaudronnerie et j’ai décidé de m’inscrire à l’école. Pradel est parti à ce moment là vers d'autres fonctions et a été remplacé par Bernard Lamarche-Vadel et cette rencontre a été une révélation. On est devenu proches, j’ai réalisé que je n’avais pas d'autre choix que d'aller dans cette direction. Trés rapidement j’ai été attiré par les œuvres de Miro, Klee, Matisse, Klein, Kelly, par des coloristes.


Vous avez d’ailleurs fait de la couleur l’un des grands axes de votre travail…


Je pense que nous avons tous un don, petit ou grand. Le mien c’est celui de la couleur. J’enseigne depuis des années et je m'aperçois qu’on est coloriste ou qu’on ne l’est pas. Evidemment avec beaucoup de travail on peut y arriver mais cela restera toujours moins évident. Car lorsque vous êtes coloriste, vous prenez n’importe quelle couleur et vous en faîtes ce que vous voulez. Rien ne parait jamais impossible.


La couleur est donc devenue très vite une présence permanente dans mon travail, soit en jouant avec elle, soit au contraire en ne l’utilisant pas. Une partie de mes dessins est justement née de cette question: que suis-je capable de faire sans couleur et quelle réponse puis-je trouver?Il est important d’avoir ainsi des problèmes à régler, car lorsque c’est trop facile, cela devient inintéressant et le travail s’affaiblit. Dans l’exposition de la galerie Fernand Léger à Ivry, j’utilise des couleurs très puissantes: je voulais voir jusqu’où je peux aller avec la couleur, jusqu’à quel point je peux pousser une forme de violence colorée.


Pourquoi avez-vous très vite fait le choix de la peinture?


Parce qu’elle m’énervait. Je m’en sortais plutôt bien avec tout ce qui était de l’ordre des installations, du bricolage, mais j’avais envie de faire des tableaux et je n’y arrivais pas. L’objet, l’épaisseur, la matière, tout me semblait aller contre moi et m’était difficile. J’ai donc décidé de m’y atteler plutôt que d’aller vers ce qui me semblait plus facile. Il m’a fallu des années pour réussir à faire une toile. Au début comme je n’y parvenais pas, je faisais des petits bonshommes en pâte à modeler. Ils me permettaient de modeler de la couleur, de la mettre en volume puisque je n’arrivais pas à peindre avec un pinceau, que j’avais un véritable blocage avec l’outil qui est supposé déposer la matière picturale. Pour dessiner je prenais des fils en nylon, j’utilisais des pigments purs pour faire des petits tas de couleurs et je considérais ces petits personnages comme des autoportraits. Pour résoudre les problèmes que me posait la toile, je me servais du mur blanc de l’atelier ou des salles d’exposition comme la surface d'un tableau . Mais je me suis vite aperçu que c’était facile, que ce type de travail pouvait se démultiplier à l’infini. Je me suis alors dit: la peinture résiste, c’est vers elle qu’il faut aller. Aujourd’hui encore, je n’ai pas trouvé la solution et j’ai parfaitement conscience que l’importante quantité de tableaux que je produis est une fuite en avant pour trouver le tableau que je voudrais réussir. Même si la bataille semble perdue d’avance.


Le point a toujours été votre signe, votre identité, votre image de marque. Comment est-il arrivé dans votre travail?


Sans être pessimiste, je pense qu’on ne peut plus inventer grand-chose aujourd’hui formellement en peinture, aussi bien figurative, qu’abstraite. J’ai donc eu rapidement le sentiment qu’il fallait partir de l’élément le plus basique, le plus commun et qu’avec lui on pouvait peut être inventer, je ne dirais pas une écriture, mais en tout cas l’un des éléments d’une écriture. En outre le point est très pratique, il peut faire penser à un ballon de foot, une tête, un point abstrait, une ponctuation. Il peut être seul, ils peuvent être mille .Je n’ai plus à me poser la question de ce que je vais peindre. Je sais que j’ai quelque chose pour commencer, ensuite tout se met en marche. L’aspect sans qualité, sans identité particulière du point m'a obligé à exister avec une forme si ordinaire que même un enfant peut la reproduire. Enfin, que l’on soit en Corée ou aux Etats-Unis, un point est toujours un point. Il n’a pas forcément la même symbolique, la même histoire, mais il a une universalité. Reste alors à sublimer cette capacité d’être peu, d’être presque rien.


Vous dites que vous n’avez pas à vous poser la question de ce que vous allez peindre. Mais alors que faîtes-vous?


Déjà, je m’occupe. Je mets un peu d’humour dans cette réponse, mais l’idée que je m’occupe et que j’occupe un espace en m’occupant puisqu’en m’occupant j’occupe aussi un territoire, permet de mettre des jalons et de poser un cadre. Je ne suis pas très patient pour la pêche, mais lorsqu’on va pêcher, il faut créer les conditions pour le faire: il faut choisir l’endroit, l’équipement pour attraper tel ou tel poisson et puis il faut attendre. Enfant, j’allais à la pêche à la truite avec mon grand père. Il était italien, il s’exprimait peu et je n’avais le droit ni de parler, ni de bouger. Il fallait simplement attendre que le poisson morde. Je n’en ai pas un très bon souvenir, mais c’est une bonne métaphore pour la peinture. En effet une fois que les conditions pour peindre sont créés, il ne reste plus qu’à attendre que la peinture arrive. Pour l’exposition d’Ivry, j’utilise entre autres des feuilles oranges, toutes prêtes, pré-imprimées. Cela reste dans le même ordre: le matériau est disponible. Mais tout dépend comment on l’utilise. La façon dont on le place va faire, qu’à un moment donné, il peut se passer quelque chose, ou rien du tout d’ailleurs. Donc tout se joue sur du peu. Il n’y a rien de spectaculaire, pas de rapport de force initial. Il s’agit de laisser les choses venir, de se battre aussi contre elles lorsqu’elles résistent (de la même manière que je l’évoquais avec les tableaux) et de reconnaître qu’on ne peut pas être toujours plus fort que la situation. Mon travail s’est développé de cette manière là, dans une résistance et en même temps avec une disponibilité et une capacité à accueillir certains éléments que je n’avais pas du tout envisagés comme possibles. Et par expérience, on sait qu’on ne peut accueillir que ce que l’on est prêt à recevoir. Je suis depuis quelques temps dans une phase d’écriture sur mon travail et je me suis rendu compte à propos de mes petits tableaux, que lorsque j’en peins un, il existait auparavant. Comme si pour qu’il apparaisse, il fallait que les éléments soient prédisposés avant. Comme avec un jeu de construction où à un moment donné les éléments se rassemblent sans que l’on sache vraiment ni pourquoi, ni où l’on va, comme si la forme nous précédait. Mais cela, évidemment on ne peut le dire qu’après coup. C’est exactement ce qui s’est passé pour cette exposition à Ivry: j’ai avancé à tâtons, j’y réfléchissais depuis longtemps, par bribes, et à un moment les éléments ont convergé vers un point et ont gagné leur évidence. A ce stade là, je ne me pose plus la question de la raison d’être de tel ou tel objet, je sais qu’il est le résultat d’un itinéraire suffisamment long pour qu’il existe .


Vous évoquez votre fameuse série des petits tableaux. Comment est-elle née et qu’est ce qui vous pousse à la continuer?


Comme je l’ai évoqué précédemment, j’avais une appréhension face à la peinture, alors m’attaquer à des grands tableaux me paraissait impossible. Un grand tableau c’est aussi une prise de parole importante, c’est l’artiste qui parle fort et je n’avais pas envie de cela. J’ai cité Paul Klee : il a fait de petits tableaux qui sont de grandes oeuvres. Le résultat n’est pas une question de taille. Par ailleurs, au début j’abordais ces petits tableaux comme des esquisses pour des plus grands. Et puis au fil du temps, je me suis mis à les trouver intéressants . J’ai aussi un rapport idéaliste à l’art qui m’a toujours fait penser qu’il n’avait pas de limites. Or un tableau a des bords et donc une limite et peindre des petits tableaux en grande quantité est une manière de ne jamais finir. J’ai intitulé cette série « Etc. », car en fait il ne s’agit que d’une seule pièce composée d’une suite infinie qui devient un objet insaisissable, un concept.


Enfin, travailler sur des petits tableaux donne de la sérénité. Je me dis que si j'en rate un ce n’est pas grave. Cela m’a permis de dédramatiser l’enjeu que j’avais mis dans la peinture avec ce défi ambitieux et impossible de vouloir réussir un tableau. « Etc. » est devenu un espace de liberté et de jeu avec toutes les variations possibles. Aujourd’hui cette série est une sorte de condamnation que je me suis imposée – j’en suis à 2165 numéros- et c’est particulier car je ne les montre quasiment plus. Elle est devenue un objet flottant qui est là, accompagnant le reste, je lui consacre une grande partie de mon temps, car il ne s’agit en rien d’une activité accessoire , mais les toiles restent à l'atelier.


A un moment vous avez eu envie de sortir du tableau et de passer au volume, à l’exemple des mobiles que vous avez réalisés ou de l’installation au sol de ces papiers orange pour l’exposition d’Ivry. Comment est-ce venu?


Je suis par nature assez curieux. Lorsqu’ une porte s’entrouvre devant moi, je passe la tête. Mais plutôt que sortir du tableau, je dirai plutôt le prolonger. Une partie des pièces proviennent d’un travail de dessin. Pour présenter mes petites toiles que j’accrochais par dizaines, voire quelquefois par centaines, je m’appuyais sur l’architecture, je réalisais une grande peinture à partir des plus petites. Au bout d’un moment, j’ai compris le principe, voire le truc, et je suis passé à autre chose. Mais j’ai gardé ce principe avec des dessins, que j’appelle des projections, et qui me permettent de disposer mes œuvres en fonction de la peinture. Il m’arrive ainsi, sur le papier, d’enlever des murs et dès lors les toiles semblent flotter. Cela m’a conduit à ces soies suspendues, qui sont pour moi des peintures dans l’espace plutôt que des sculptures. Le mot sculpteur ne me correspond pas. De même je peux utiliser la photo ou la vidéo, sans être photographe ou vidéaste. Je préfère dire que je peux tout utiliser pour mettre des couleurs dans l’espace. Avec les soies que j’ai commencé à utiliser il y a une dizaine d’années, l’idée est de rentrer dans la couleur, de montrer comment on peut baigner dans la couleur, y être immergé. Ou la mettre en mouvement pour qu’elle nous enveloppe, comme avec les mobiles. Et ce toujours avec cette volonté de rechercher le vocabulaire le plus simple possible, comme à Ivry avec ces papiers orange, l’idéal étant de trouver l’objet préexistant et de lui faire faire un petit quart de tour pour qu’il devienne radicalement différent.


Vous évoquez souvent le dessin. Quelle place occupe-t-il dans votre travail?


C’est un outil beaucoup plus léger que le tableau. Pour peindre, il faut changer de pantalon, il faut une tenue, sinon on a de la peinture partout. A l’inverse, le dessin on peut le faire en costume. Il permet une disponibilité instantanée, immédiate. Ensuite, le papier est léger: il n’y a pas , à tendre la toile, toute cette mise en œuvre assez pesante. Le papier si l’on n’est pas satisfait du résultat, on peut le déchirer. Le dessin a une grande souplesse, il permet un trait mécanique où il y a peu de pathos. Ma pratique artistique n’est pas le lieu où je règle des questions personnelles ou politiques. J’aime aussi la précision du trait que permettent des pointes précises, des rotrings, des outils industriels. Arriver à mettre un peu de sensibilité, un léger décalage, se jouer des accidents mais de façon très subtile avec un outil à priori dur, sec. On peut par exemple imaginer que couvrir une grande surface avec des petits points grâce à un outil mécanique va aller de soi et aller à son terme. Mais pas du tout: soit c’est le corps qui craque parce qu’on a mal, soit c’est l’outil qui flanche. En fait la somme des difficultés qu’il y a à remplir un espace fait qu’à un moment donné il va y avoir un dérapage, une faille.


Comment passez-vous d’une discipline à l’autre ?


Par vagues, en fonction des expositions. Mais au-delà même de ce type d’actualité, dès je commence à tourner en rond, à me répéter, je passe à une autre série, soit une nouvelle, soit une ancienne que je reprends. Certaines peuvent s’arrêter un an, deux ans, cinq ans, il suffit que je retombe sur une pièce et ça peut redémarrer. Il n’y a que la série des petits tableaux que je n’arrête jamais. J’en fais tous les ans. Avant, j’en faisais tous les jours, mais je me permets aujourd’hui de trahir les règles et contraintes que je m’étais édictées pour ne pas me priver d’une autre activité si j’en éprouve le désir. Car que je fasse 2250 ou 2600 petits tableaux, cela ne change rien à l’affaire, par contre arrêter la série changerait tout. Il m’est inconcevable de dire voilà je peins le « dernier tableau » , j’aurais l’impression de mourir avant l’heure. Je ne veux pas devenir l'esclave de mon travail en m’obligeant à faire quotidiennement des petits tableaux. Ce serait comme aller à l’usine. J’ai donc négocié avec moi-même le fait qu’il valait mieux passer d’une discipline à l’autre, l’une n’étant de toute façon que le prolongement de l’autre, pour éviter tout dogmatisme et tout radicalisme. Je ne suis pas de la génération de ces positions là, même si j’admire un Roman Opalka par exemple.


Si dans un diner quelqu’un qui n’a jamais vos œuvres vous demande ce que vous faites, que lui répondez-vous?


Qu’il s’agit d’une activité égoiste. Car comme je l’ai dit, avec le dessin ou la peinture, je m’occupe. Et occuper son temps est une vraie question. Je suis incapable de rester sans rien faire, Ne pas avoir un stock de papier, un crayon de rechange peut vraiment m’angoisser. Ensuite, j’aurais tendance à répondre que lorsque je prends des feuilles orange et que je les mets par terre au lieu de les mettre aux murs, c’est une façon d’introduire du merveilleux. Le terme est sans doute un peu fort, mais le propos consiste à utiliser des choses ordinaires pour les rendre un peu plus intéressantes. J’aime l’idée de faire de belles choses, de rendre la vie plus agréable, de me placer du côté du joyeux et surtout du vivant. Cela ne donne pas une image précise de mon travail, mais il est indéniablement centré autour de cette idée que nous sommes vivants.