Extraits du texte lus lors d'une performance de Gregory Buchert intitulée «le Musée domestiqué» présentée le 8 février 2015 au Centre Georges Pompidou, dans le cadre du festival Hors-Pistes.
Nous sommes le vendredi 5 décembre 2014, et je suis attelé à l’écriture d’un passage de cette performance, qui doit traiter d’une série de peintures réalisées, puis domestiquées, par l’artiste Didier Mencoboni. Plus que d’autres, la rédaction de cette histoire me met dans l’impasse et me demande un effort tout particulier. Ne sachant comment introduire ce récit, je décide donc de me replonger, une énième fois, dans les 2 heures d’entretien audio que m’avait accordé le peintre sept mois auparavant. Peut-être pourrais-je y puiser de nouvelles informations, y débusquer quelques détails essentiels m’ayant échappé, et qui soient susceptibles de dénouer ma situation, d’alimenter mon récit.
Après une heure d’écoute, une phrase qui m’avait jusqu’alors paru incohérente a soudainement fini par réémerger. Quelques mots, altérés par la mauvaise qualité de l’enregistrement et voilés par le rhume de mon interlocuteur. Quelques mots dont, faute d’attention, je n’avais jusqu’alors pas saisi le mystère.
«Quand je fais un tableau, c’est un tableau de moi» pourquoi cette évidence, ce truisme étaient-ils combiné à l’énigme suivante «c’est à dire que c’est un tableau qui passe d’un espace à un autre»? Sans doutes s’agissait-il là d’une simple approximation, d’un court-circuit du langage comme il en surgit souvent lors d’une discussion à bâton rompu. J’avais donc supprimé lors du dérushage, cette phrase confuse perdue dans le flux de notre échange. Effacé aussi, tout ce qui pouvait la précéder ou la suivre.
Mais ce soir, vendredi 5 décembre 2014, alors que tout semble bloqué, le voile se lève.
Voici que Didier se désenrhume subitement, pour désormais me faire entendre: «quand je fais un tableau, c’est un tableau de moins». Je réécoute le passage dans son entier, exhume d’autres parcelles du discours, en supprime quelques digressions, jusqu’à ce que la parole de l’artiste me devienne limpide.
Ainsi, pour Didier Mencoboni, remplir un espace, c’est en vider un autre.
Une peinture achevée, une peinture supplémentaire dans le monde visible, serait avant tout une peinture en moins, arrachée à l’invisible. Plutôt que d’être faite, disons surtout qu’elle n’est plus à faire, puisque la voici désormais retranchée de la longue liste des œuvres qui n’existent pas encore. Alors oui, d’une certaine manière, une création artistique, c’est toujours ça de moins.
En moi-même, j’insiste encore un peu. Toutes ces œuvres qui parfois nous encombrent ici-bas, seraient-elles en réalité des œuvres en moins, quelque part ailleurs? Et si oui, d’où pourraient-elles bien venir? Ce malentendu, ce moi devenant moins, me proposait ce soir-là un programme étrange et inattendu, éclairant mon histoire de l’encombrement d’une manière inédite… Peut-être avais-je enfin trouvé là, de quoi introduire le récit que voici…
Bien qu’à priori intuitif et spontané, le processus de stockage qu’a peu à peu développé Didier Mencoboni présente une certaine sophistication.
De façon naturelle, la clôture d’une période de travail, l’arrivée d’un nouveau groupe d’œuvres engendrent pour lui une importante phase de tri et de sélection, dans le lot de ses toiles antérieures. En effet, selon des intervalles réguliers de 3 ou 4 ans la production sérielle de l’artiste l’oblige à reprendre, reconsidérer, réexaminer le travail accompli, dans l’optique sans cesse renouvelée de gagner un peu de place et d’alléger son environnement immédiat.
Au cours de ces phases de tri, finit par se dessiner une hiérarchie des œuvres dont l’organigramme s’avère relativement complexe. Ou tout du moins, plus nuancé qu’un choix binaire entre conservation et destruction. Pour clarifier cette singulière tactique de rangement, que l’artiste semble avoir improvisé au fil de ses années de travail, j’ai tenté d’en établir schéma.
Il faut tout d’abord remonter le courant, pour en localiser la source.
L’atelier de Didier est situé au numéro 11 de la place Voltaire, à Ivry sur Seine.
C’est là-bas que l’artiste réalise l’ensemble de ses œuvres.
Là-bas aussi que sont entreposées les toiles, une fois achevées ou revenues d’exposition.
Tous les 3 ans, pour tenter d’en réduire le stock, les peintures accumulées sont donc réévaluées, au cours d’une importante phase de tri.
3 grandes familles de toiles émergent alors:
La majeure partie des œuvres est conservée. Pour diminuer leur encombrement, les toiles sont désenchassées, puis enroulées autour de longs tubes en carton. Les rouleaux sont quant à eux enveloppés de papier cellophane et disposés à la verticale dans un coin de l’atelier.
D’autres productions, devenues obsolètes aux yeux de l’auteur, seront pour leur part détruites sur le champ. Mais nous y reviendrons.
Enfin, nuance essentielle, le dernier sous-groupe est celui des peintures laissées en ballotage. Celles pour lesquelles l’artiste préfère différer son jugement, un peu comme nous le faisons tous, avec ces souvenirs administratifs dont regorgent nos tiroirs. Tous ces papiers que l’on observe d’un œil suspect lors des grands ménages, et que l’on finit toujours par remettre à leur place, par peur de regretter un jour de les avoir jeté. Là encore, l’ensemble se divise en deux cellules distinctes.
Les œuvres en ballotage favorable, proches de la conservation donc, et celles en ballotage défavorable dont la disparition semble inéluctable.
Les toiles placées en sursis sont, là encore, dépouillées de leur châssis, enroulées, enveloppées de cellophane puis stockées. Les pièces en ballottage favorable sont remisées sous un grand escalier en colimaçon, tandis que celles en ballotage défavorable sont déposées près de la porte d’entrée ou disons plutôt, de sortie.
Voilà comment peuvent être reconquis quelques mètres carrés d’un atelier, dont le territoire est lentement mais régulièrement, envahit par ces choses qui ne sont plus à faire, ces fameuses choses en moins…
Cependant, face à l’accroissement constant de son œuvre, l’artiste devra tôt ou tard soumettre ces reliquats à une seconde sélection.
Des deux groupes ayant été placés en sursis quelques années auparavant, certaines pièces seront finalement conservées, d’autres seront détruites, tandis qu’une dernière partie, sur le sort de laquelle Didier ne parvient toujours pas à statuer, sera une fois de plus placée en ballotage.
Ce dernier groupe est alors transporté à Quimper. Ville où l’artiste a passé son enfance.
C’est là-bas que, parmi d’autres affaires, Didier stocke ses œuvres de jeunesse, dans le grenier d’un pavillon familial dont elles ne ressortiront à priori plus.
À la faveur d’un séjour en famille, l’artiste de passage, pourra y charrier de nouveaux convois, effectuer de nouveaux tris, de nouvelles destructions, accorder de nouveaux sursis…
Tri / destruction / sursis / etc. / etc. / etc.
S’alléger toujours, puisque la sève qui alimente les rhizomes de cette étrange arbre généalogique, coule sans relâche.
Intéressons-nous maintenant au processus de destruction en lui-même.
Les peintures indésirables n’auraient-elles pas simplement pu être abandonnées, en l’état, dans une benne de la déchèterie la plus proche de l’atelier? Pourquoi l’artiste ne s’est-il donc pas résolu à cette option commode et efficace ? Peut-être pourrait-on répondre à cette question par la nécessité de ritualiser le cheminement de son œuvre jusqu’à la fin, de définir le processus de sa disparition, comme celui de son élaboration. Abandonner ces peintures telles quelles, serait revenu à laisser le récit de leur existence ouvert, en suspens, là où l’idée était de clore un chapitre.
Ainsi, Didier Mencoboni essaya tout d’abord de brûler une partie de ses tableaux.
Mais la combustion simultanée de Caparol, de colle à bois, de blanc de titane et de peinture acrylique dégageant une fumée abondante et toxique, cette première tentative fut rapidement abandonnée. Trop polluante, trop dangereuse.
L’option validée fut donc de démonter un à un les châssis, puis de lacérer les toiles en fines bandelettes. À chaque nouvelle phase de destruction, les toiles sont donc déroulées au sol puis incisées dans leur longueur, approximativement tous les 20 centimètres.
Déchirées à la main, les peintures sont fractionnées en une petite dizaine de morceaux, eux-mêmes divisés de moitié, afin de pouvoir être logés plus facilement dans un sac poubelle, avant d’être jetés.
Au mois de septembre dernier, pour me permettre d’approfondir mes recherches, Didier m’a emmené à Quimper, tout en bas de son organigramme d’allègement.
Là-bas, pour l’exemple, nous avons passé ensemble un après-midi entier à détruire une vingtaine d’œuvres. Le déballage et la manipulation des toiles dégageait d’incroyables nuages de poussière, chaque manœuvre projetait dans l’air un pollen nocif et plein d’acariens.
Nous nous trouvions alors tout au bout de l’art, inhalant ces milliers de microparticules qui achevaient ici leur voyage, après avoir notamment transité par l’Armory Show, la Fiac ou le
Centre Georges Pompidou. En outre, le déchirement des toiles produisait un son féroce et énergique, bande son sans retour, de cette après-midi d’été.
Mais les quelques toiles qui nous intéressent particulièrement ce soir, vous l’aurez peut-être deviné, ont résisté à cette tactique d’effacement parfaitement huilée. Ni tout à fait conservées, ni tout à fait détruites, elles sont simplement devenues autre chose.
En 2009, au cours de l’une de ses sessions de délestage rituel, détruisant certaines de ses peintures, l’artiste en jetait machinalement les déchirures, qui retombaient en désordre derrière lui. Dans sa besogne, Didier s’arrêtait parfois pour ranger un peu, empilant les bandelettes les unes sur les autres, aussi proprement que mécaniquement. Cependant, entraîné par l’inertie de son geste, il ne remarqua pas immédiatement que si le tas d’œuvres lui faisant face s’amenuisait à toute vitesse, dans son dos, l’accumulation des chutes s’épaississait en proportion, comme si le travail accompli se mettait à repousser sous une autre forme.
L’ensemble formait une pile compacte de deux cent bandes de tissus colorés, durcis et alourdis par la peinture.
L’objet resta tout d’abord en place quelques jours au milieu de l’atelier, dans un état transitoire qui devait l’amener jusqu’à la poubelle. Mais alors que le bloc commençait à s’affaisser, l’artiste se vit contraint de le caler contre un mur, pour en empêcher la chute.
Ainsi positionné dans l’espace, près d’un petit lavabo, les toiles pouvaient entamer une seconde vie. Celle d’un meuble au design improvisé, réalisé presque involontairement.
De son inauguration en tant que banc, Didier Mencoboni se souvient que c’était un jour de beau temps. Remarquant que l’objet avait pris une hauteur suffisante pour faire office d’assise, il décida de s’y reposer un instant. S’asseoir: un simple geste de relâchement qui venait soudainement compléter ce rebus en quête de sens et adouber les anciennes peintures dans leur nouveau statut de banc.
Dans un équilibre précaire, le meuble finit aussi par accueillir spontanément un certain nombre d’objets approchant son périmètre: un torchon, quelques pots de colle, une perceuse sans fil, un jeu de tournevis. Et finalement, tandis qu’il s’était volontiers séparé des toiles, Didier conserva le banc, sans toutefois savoir réellement quoi en faire.
Grégory BUCHERT
janvier 2015