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Aussi longtemps que je le connaisse je n’ai pas le souvenir que Didier Mencoboni ait envisagé la peinture à partir de la seule question du tableau, si ce n’est pour affirmer, dès les premiers gestes, les premiers accrochages que sa peinture naissait du cadre pour s’en échapper. Dès le début de nos conversations, nous évoquions cette substance circulant dans l’espace, évoquant Moholy-Nagy mais aussi Gasiorowski ou les idées de Bernard Lamarche-Vadel qui enseignait à Quimper où il fut étudiant. Cette conception de la peinture s’est d’abord traduite par la notion de nombre. Dans la série ...Etc... , au titre significatif, le tableau 1 n’existait que parce que s’annonçaient le 2, le 3, le 5 puis le 1270, le 1485, le 2048 ...etc...etc… La fluidité de la peinture passait de l’un à l’autre. Suivirent les expositions où, organisateur, je l’aidais à mettre en place, sa présence, dans les salles où il disposait ses tableaux au mur, bas ou très haut dans un angle, les posait en pile, les distribuait au plafond, transformant l’espace, lui donnant les rythmes d’une respiration, révélant et défaisant l’architecture stable, la transformant en chambre vivante, stellaire. La peinture nous entraînait dans ses champs, ses profondeurs ou ses surfaces, s’éloignait ou venait vers nous dans des circulations incessantes où, comme l’écrit Gérard Roudaut, auteur d’un livre avec Didier Mencoboni (1) : « ... Telles des constellations infinies, soumises aux fluctuations turbulentes de leur pesanteur, nos minuscules univers se jaugent et s’observent dans l’hypothétique attente de la fusion . ». Cette hypothèse, Didier Mencoboni tente, depuis 1993, méthodiquement de la vérifier, de la développer à travers un postulat qui laisse entrevoir les possibilités de sa réalisation, celui de la Projection titre d’une admirable série de dessins construisant des espaces animés par les nombres, les géométries blanches ou colorées, les agencements, où s’interrogent et se répondent les tableaux, les cimaises, les escaliers et les sols. Ces interpellations, ces dialogues sont à ce point vifs et remuants que dans une œuvre de 1999, ces éléments se mettent à danser une sorte de sarabande où, s’appuyant les uns sur les autres, ils traversent dans un équilibre précaire, le champ du cadre, disparaissant côté cour, côté jardin. Ce mouvement, nous emmenant d’un bout à l’autre des espaces auxquels répond le peintre, produit une dilatation, une expansion multipolaire,perceptive et mentale. Ce principe s’exprime très clairement dans des installations intitulées soies où, grâce à des tissus chatoyants, suspendus sur des fils se croisant, se crée un véritable théâtre dont les nouveaux acteurs sont la fragilité, le souffle et la transparence. A partir d’eux, rejoignant la nature de la peinture de Didier Mencoboni, apparaissent, en 2010, les premiers vecteurs de ses nouvelles constructions Révolutions qui enrichissent le propos central de l’œuvre, en donnant, cette fois, une place majeure à la lumière, aux vibrations d’une peinture vaporisée, au translucide du matériau, à la dynamique du cercle, à la traversée des installations par cette lumière permettant au spectateur d’aller au-delà de l’objet, projetant sur le mur les existences innombrables de cette peinture. Elle envahit physiquement l’espace où nos déplacements la changeant multiplient les possibles de ses états. Nous sommes alors au cœur de l’expérience picturale de Didier Mencoboni « Mobilis in mobile ». Olivier KAEPPELIN in catalogue mobilis in mobile, guestroom édition à l'occasion de l'exposition "Révolutions" à la galerie Guestroom, janvier 2011 Bruxelles (1) Points de vue, Didier Mencoboni, Gérard Roudaut, Edition de l'école des Beaux Arts de Rouen, 1993
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Prenons l’exemple de ...Etc... Ce n’est pas le seul ensemble que Mencoboni ait développé en série. Cependant celle-ci s’impose comme la matrice de tout son travail. ...Etc... est en effet une suite de deux mille peintures commencées il y a vingt ans. Au début, l’artiste en réalisait une par jour, puis une par semaine. Chacune porte un numéro. Elles ne sont pas spécialement destinées à être exposées toutes ensemble et l’artiste ne les a plus toutes en sa possession. En revanche, il en tient un catalogue soigneux qui, dit-il, serait presque plus important que les œuvres-mêmes. Une première conclusion se présente : les œuvres seraient (avant tout ?) des marqueurs, des éléments numérotés prenant place dans une durée. ...Etc... ancre donc l’artiste dans le temps. Ces peintures sont toujours entreprises sur le même mode : l’artiste commence par un point, c’est-à-dire par ce qu’il considère comme une forme de base. Ce point se développe ensuite selon des formes abstraites ou (plus rarement) des figures identifiables. On note que certaines des peintures portent l’empreinte, souvent très discrète, parfois plus forte, de différents styles, réminiscents de telle ou telle période de l’histoire de la peinture du XXe siècle.En outre, leur format permet de ranger chacune d’entre elles dans un bibliothèque ou d’en emporter quelques unes avec soi, tel un vade-mecum. La deuxième conclusion est que ces œuvres constituent un aide-mémoire, un réservoir de formes comparable au nuancier qu’un marchand de couleurs propose à son client et que l’artiste (ou le collectionneur) tient en sa possession (même partielle). Un dernier élément : rien n’est supposé pouvoir arrêter cette série, sinon la volonté arbitraire de l’artiste ou une soudaine incapacité matérielle de peindre. L’ouverture en est donc une caractéristique majeure. C’est pourquoi, la vertu première de ...Etc... est justement de se ramifier en d’autres séries, d’autres œuvres. Certains aspects du travail de Mencoboni peuvent laisser penser que l’œuvre y est conçue comme un objet matériel, c’est-à-dire qu’elle s’attacherait essentiellement à la définition même de la peinture et se concentrerait sur des questions formelles. Ainsi : quelles formes peut-on encore peindre aujourd’hui si tout a déjà été inventé ? A cette première question, l’artiste répond que le caractère infiniment malléable de l’histoire des formes fait de celle-ci le creuset d’un réagencement permanent : l’artiste se situe alors à des « croisements », la rencontre entre deux ou plusieurs moments de cette histoire ouvrant de nouvelles possibilités. La peinture de Mencoboni ne déploie donc pas de processus narratif ni ne décrit une représentation, mais laisse se produire en elle la régénération permanente des formes par elles-mêmes. Depuis presque vingt ans, on voit se succéder des « Cases », des « Réseaux », des « Nuées », … : elles manifestent la rigueur avec laquelle les formes s’engendrent les unes par les autres mais aussi la liberté de l’artiste qui ne s’enferme dans aucun protocole définitif. Ainsi Ramdom Remake, l’une de ses dernières séries, laisse-t-elle place au hasard sous la forme de filaments de couleurs agencés plus ou moins densément et de manière aléatoire. Par ailleurs, même non figurative, la peinture permet à l’imagination de se donner cours (notamment grâce aux suggestions avancées par les titres) : on verra, par exemple, des fils de perles, des confettis ou des ballons dans une série constituée de pastilles colorées datée de l’année 2000. La construction de l’espace pictural est aussi le domaine où la peinture est susceptible de basculer d’un statut strictement pictural (le passage de la couleur sur une surface) à celui du tableau (c’est-à-dire à la représentation). Chez Mencoboni, certaines surfaces sont planes (comme les aquarelles sur aluminium, pellicules presque immatérielles de couleur) ; cependant l’artiste ne s’interdit pas la création d’un espace en profondeur (en particulier dans la série Les Envahisseurs où l’œil ne peut s’empêcher de distinguer une ligne d’horizon). De leur côté, les dessins intitulés Projection montrent la peinture qui se glisse dans l’espace réel, le remodèle, y invente des volumes ou des rétrécissements. Mencoboni ne laisse de côté aucune des possibilités laissées par l’élaboration de l’espace. Son travail tient donc du systématique tout en étant fondamentalement guidé par la liberté de l’expérimentation. La dialectique entre un protocole très maîtrisé et les échappées ouvertes par la liberté et ses hasards rythme la progression de son œuvre. On la retrouve notamment dans les modalités de présentation que prennent les œuvres. L’artiste pourra ainsi décider de les suspendre dans l’espace, de les empiler ou encore d’en regrouper un ensemble déterminé sur une étagère. Ses exigences, dans ce domaine, ne souffrent pas d’être trahies. En revanche, elles ne répondent pas spécialement à un processus logique mais plutôt à la fantaisie expérimentale et à l’exploration sensible. De fait, malgré l’apparence conceptuelle de cette peinture (c’est-à-dire, même si l’on pourrait hâtivement la croire essentiellement soumise à des règles abstraites), elle est, en fait, animée par la recherche du plaisir sensible, notamment celui que provoque la couleur. Dès ses débuts, la vibration colorée la nourrit ― voire la justifie. Quand bien même les règles des accords de tons ont été largement expérimentées (scientifiquement et artistiquement) dès les tous débuts de l’abstraction, l’artiste ne se prive d’aucun des moyens permettant à la couleur de rendre sa toute-puissance. La leçon qu’on en tire est que, quel que soit son support, quelle que soit sa présentation, quelles que soient les formes qu’elle déploie, la peinture, avant tout, est couleur. Car c’est celle-ci, au fond, qui détermine les aventures formelles, décide de l’espace, le fait vibrer, attrape le regard, le soumet aux jeux de l’illusion. Derrière la tenue des protocoles mis au point par l’artiste, la couleur laisse exploser et proliférer ses possibles. Du coup, l’on pourrait s’étonner de la place que prend actuellement le dessin dans le travail de Mencoboni. Les feuilles blanches, patiemment striées de lignes ou parsemées de points à l’encre de Chine inciteraient en effet à voir d’abord dans ces dessins une pratique minimale, austère même, par comparaison avec les aventures colorées de la peinture. En réalité, les jeux du noir et du blanc retrouvent les paradoxes précédemment remarqués : l’arbitraire du choix d’un protocole ― et la liberté qui s’ensuit lorsque le hasard d’un geste modifie le principe initial ; le désir puissant d’occuper l’espace, de l’éclaircir, de le trouer, de le rythmer ― écartant ainsi toute idée de mesure rationnelle ; les suggestions figuratives qui viennent s’accrocher aux lignes et aux points comme des fantômes impossibles à chasser. Le dessin s’impose également comme une pratique quotidienne, absorbant les journées de travail de l’artiste. On aurait envie d’y voir une ascèse monacale ou quelque chose comme une méditation Zen. L’artiste préfère en parler comme d’une « activité ». De fait, à côté du plaisir sensible de la couleur, le dessin insiste sur l’autre aspect fondamental de l’œuvre de Mencoboni, celui que ...Etc... consacrait déjà : le temps. Le dessin en est comme l’enregistrement ténu et persistant. Comme la musique pour l’oreille, il en matérialise pour les yeux la richesse vibratoire. Anne MALHERBE in catalogue "s'y perdre , galerie municipale de Vitry sur Seine , février 2010
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